
Que ce soit en périodes de conflit ou en temps de guerre, faisant office tantôt de caisse de résonance des tambours de la guerre, tantôt de porte-voix d’une diplomatie conciliante, ou souvent d’un outil de modelage et de canalisation de l’opinion publique, les médias ont depuis leur émergence joué un rôle central dans les relations entre les nations.
La presse occidentale parue dans le nord du Maroc depuis le milieu du 19e siècle -certains journaux paraissaient à Sebta dès 1820- n’ont pas dérogé à cette règle. À mesure que le Royaume chérifien perdait en pouvoir et en prestance, et que les velléités coloniales des puissances européennes se précisaient pour l’ensemble des pays du tiers-monde, ces médias s’apprêtaient au rôle stratégique qui leur sera confié pendant de longues décennies à venir: défendre les intérêts du colonisateur et fustiger à la fois les puissances adversaires et l’État marocain.
À cette époque, Tanger avait déjà gagné ses lettres de noblesse en tant que ville internationale, porte d’entrée du Maroc, où les chancelleries européennes s’affairaient à arrêter les détails du partage des richesses du Royaume et des pays voisins, surtout après la conquête de l’Algérie en 1830.
La presse coloniale balise le terrain...
La presse écrite, outil redoutable qui commençait déjà à faire florès en Europe, et dont l’utilité propagandiste s’affirmait, a été vite mise à profit pour baliser le terrain à ce partage dans un contexte particulièrement incandescent, notamment au lendemain de la Conférence de Madrid de 1880, servant par là même de vitrine à la guerre larvée entre les puissances européennes. La particularité de la ville du Détroit en a fait l’épicentre de la presse européenne établie dans le nord du Maroc. Ainsi, entre 1883 et 1900, 60% de l’ensemble des journaux paraissant dans cette région se concentrait à Tanger, devenue point d’ancrage des journalistes et des stratèges européens, qui se permettaient une désinvolture sidérante à l’égard du Maroc, et où le Mekhzen laissait entrevoir des signes de faiblesse qui ne trompaient personne.
Le poids et l’influence dont se sont dotés les journaux des quatre principales forces coloniales (France, Espagne, Grande-Bretagne -l’Allemagne a brièvement tenté, et échoué, de s’imposer parmi ce trio-), agaçaient et profondément inquiétaient l’État marocain qui s’est employé, hélas sans grand succès, à brider l’insolente effronterie des journalistes européens à travers des négociations de son envoyé Bennaceur Ghannam avec les consuls des pays concernés.
1883, la machine propagandiste en marche
L’Espagne, dont les intérêts au Maroc revêtaient à l’époque une importance particulière, pour les raisons géographiques et historiques évidentes, a été la première à étrenner l’entrée en scène de la presse comme outil à la fois de propagande et de défense contre les desseins de ses rivaux. Ces premiers porte-voix avaient pignon sur rue dès 1820 à Sebta, puis en 1860 à Tétouan et en 1883 à Melilla, quoiqu’ils furent éphémères et peu influents.
C’était le 28 janvier 1883 qu’a vu le jour la première publication étrangère d’influence indéniable à Tanger. Al Maghrib Al Aqsa, hebdomadaire publié en espagnol et en anglais qui durera une vingtaine d’années, était un véritable porte-parole du gouvernement de Madrid qui défendait ce qu’il qualifiait de «revendications légitimes» de l’Espagne au Maroc. Pour faire entendre sa voix, l’hebdomadaire, créé par un certain Gibraltarien du nom de Gregory Trinidad Abrines, et dirigé par son compatriote, Antonio Molinari, adoptait une posture «très hostile» envers la France, comme l’écrit Tayeb Boutbouqalt, professeur universitaire et historien spécialiste en sciences de la communication.
Cette publication avait un pouvoir de nuisance sur les intérêts de la France tel que celle-ci lance, à la date symbolique du 14 juillet de la même année, Le Réveil du Maroc, un hebdomadaire mis sur pied par le Souiri de nationalité britannique, Abraham Levy-Cohen, et dont la ligne éditoriale a été dessinée par les experts de la mission française pour éviter toute «dérive amateuriste», d’après Zine El Abidine Kettani, auteur de l’ouvrage «Al-Sahafa Al-Maghribiyya nash’atuha wa tatawuruha» (La presse marocaine, son émergence et son développement).
Une influence au Maroc et au-delà
Les articles du Réveil du Maroc, qui tire à 700 exemplaires en 1885, étaient souvent repris en Algérie et en France dans «La Nouvelle Presse», «Le Gaulois», «La France». C’est dire l’influence que pouvaient avoir les écrits de ce journal tant au Maroc qu’en Algérie voisine -déjà sous la coupe de la France- ou encore à Paris.
Le Réveil du Maroc se dressait en donneur de leçons effronté, ses journalistes se comportant en paternalistes absolus à l’égard du Maroc. Son numéro du 25 février 1885, ne faisait pas mystère de cette outrageante condescendance: «Le Maroc, comme tous les pays musulmans du reste, écrit-il, ne cède que devant la force, et ce n’est qu’en lui infligeant une leçon sévère (…) que l’on peut seulement l’engager à adopter des réformes».
Grisée par la réussite de son premier outil propagandiste, l’Espagne entreprit aussitôt de lancer d’autres journaux, comme El Eco Mauritanio (l’écho mauritanien, 1886), Boletino de la camara de comercio de Tanger (bulletin de la chambre de commerce de Tanger, 1887), Diario de Tanger (quotidien de Tanger, 1889), et La Cronica (la chronique, 1893). À l’aube du XXe siècle, l’on assiste à l’enlisement de la fameuse «question marocaine», le Royaume chérifien devenant ainsi ouvertement en proie au harcèlement colonial, notamment de la France et de l’Espagne. Le recours à la presse s’intensifie donc et prend une forme plus structurée et plus agressive, bien que, de l’avis de Dr. Jamaa Baida, «les journaux faisaient (aussi) office d’outils d’intervention pacifique pour le compte de l’un des colonisateurs ou de l’autre».
Après la disparition du Réveil du Maroc, il sera remplacé en 1892 par Le Maroc, voix du «Comité du Maroc», créé sous la tutelle du Comité de l’Afrique française. Cet hebdomadaire qui s’est érigé d’emblée en «défenseur de la nécessité de la mainmise de la France sur le Maroc», a été chargé de «déconstruire les allégations» des autres puissances coloniales, à savoir la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Espagne, écrit M. Baida. L’Hexagone a eu, en effet, gain de cause dans son bras de fer avec la Grande-Bretagne qu’elle écarte en vertu d’un accord amical signé en 1904, et avec l’Espagne, quoique seulement partiellement, à la faveur de l’Accord de Paris conclu en octobre de la même année. Paradoxalement, c’est également l’année où Le Maroc met la clef sous la porte.
Le «plus ancien quotidien de l’Empire chérifien»
En décembre 1905, soit un mois avant la conférence d’Algésiras, le ministère français des Affaires étrangères inaugure La Dépêche Marocaine, qu’il dirige et finance directement. Ce quotidien, perçu par la bibliothèque du Congrès américain comme le «plus ancien quotidien de l’Empire chérifien», s’adressait essentiellement à la communauté française de la ville du Détroit, dont les rangs grossissaient à mesure que la pénétration française au Maroc se confirmait.
Le duel diplomatico-journalistique entre la France et l’Espagne autour du Maroc ne connaît pas de répit. En 1911, l’Espagne, qui ne faisait jusqu’alors que peu de cas de l’opinion publique marocaine, se tourne finalement vers le lecteur local en lançant le quotidien arabophone Al Haq (la raison). La pugnacité de ce quotidien s’est avérée très efficace, et son influence dépassait la seule ville de Tanger, ou l’ensemble du nord du Maroc sous dominance espagnole, pour atteindre jusqu’à Fès, fief de la France au Royaume. Les deux principaux journalistes d’Al Haq, deux Égyptiens recrutés par Madrid, Ahmed Rifaat et Mahmoud Zaki, seront condamnés en 1912 par la justice française respectivement de trois mois et de cinq ans de prison ferme, pour couper court à son effet pernicieux.
En fait, ce quotidien n’était que la réaction espagnole à une publication que la légation française avait lancée en octobre 1904 en langue arabe sous le titre Assaada (le bonheur), créé par le biais de l’Algérien Driss ben Mohammed El Khoubzaoui, un suppôt de la thèse coloniale, dont la plume n’eut pas pour longtemps l’heur de plaire au diktat des stratèges de Paris, et fut remplacé dès 1906 par le Libanais Ouadie Karam. Ce bihebdomadaire, probablement le plus lu au Maroc, qui sera plus tard publié aussi à Rabat, s’attaquait essentiellement, et avec une virulence inouïe, au militantisme marocain anti-colonialiste. Accessoirement, le quotidien s’en prenait aussi farouchement aux intérêts
espagnols.
La confrontation franco-espagnole sur les journaux arabophones ne continuera que quelques années, et n’aura qu’un résultat mitigé.
Ce duel journalistique ne laissera pas indifférents les Britanniques. Al Moghreb Al Aqsa défendait avec grand dévouement leurs intérêts au Maroc. Certains historiens, comme Jamaa Baida, le présente comme le «porte-étendard» du point de vue britannique pour la région. Son fondateur, Gregory Abrines était le premier à ramener de Gibraltar du matériel d’imprimerie, ce qui a contribué à l’essor de la presse écrite à Tanger.
«The Times of Morocco», une approche plus équilibrée
L’hebdomadaire se poursuivra jusqu’en 1912, année où il sera fusionné avec l’autre publication dévouée à la défense de la Grande-Bretagne, The Times of Morocco, en publication depuis le 5 juillet 1884.
Créé par Edward Meakin, ce mensuel anglophone, qui deviendra hebdomadaire dès la mi-janvier 1886, était la publication la plus respectueuse des règles de déontologie et d’intégrité, selon Dr. Boutbouqalt. Or, regrette-t-il, cette pratique «n’était aucunement destinée à réussir» vu l’environnement malsain et les magouilles diplomatiques dont Tanger était la
scène. Après le décès de E. Meakin, son fils Budgett prend le relais à la tête du Times of Morocco qu’il dirigera avec encore plus de droiture et d’audace que son père. Budgett prend fait et cause pour les intérêts des Marocains. Il fait preuve de beaucoup d’efficacité et de courage dans la dénonciation de la corruption pratiquée à grande échelle par toutes les chancelleries représentées à Tanger, d’après l’écrivain, Said
Addi. Ses écrits sur la société marocaine, en l’occurrence «The Moorish Empire» (L’empire marocain, 1899), The Land of the Moors (La terre des Marocains, 1901) et The Moors, a Comprehensive Description» (Les Marocains, une description globale, 1902), reflètent la bienveillance qu’il portait à l’égard du Maroc, pays où il vivra plus d’un quart de siècle.
Le Makhzen rappelle à l’ordre les forces coloniales
Si les puissances européennes se tailladaient sans merci sur les colonnes de leurs journaux respectifs, ils s’accordaient à diriger l’essentiel de leur fiel vers le gouvernement, le peuple, les traditions et les moeurs du Maroc. Face à cet acharnement, le Makhzen ne restait pas les bras croisés.
En 1884, le ministre M’hamed Bargach adresse une lettre au Premier ministre français, Jules Ferry, le sollicitant de rappeler à l’ordre le directeur du Réveil du Maroc.
Bargach s’adressera également, en date du 9 novembre 1884, à l’ambassadeur du Royaume-Uni à Tanger, John Drummond Hay, pour lui faire part de son mécontentement quant au manquement des journaux pro-britanniques à leur devoir instructif, et contester leurs écrits hargneux contre le Maroc. Il lui demande de les informer de la décision du Makhzen de les interdire, précise l’historien Said Addi.
Effectivement, le 20 juillet 1886, les consuls européens à Tanger reçoivent une lettre leur notifiant de cette décision sans appel de l’État marocain.
En riposte, les journaux se sont aussitôt solidarisés les uns des autres dans le cadre d’un syndicat, dirigé par Levy-Cohen, fondateur du Réveil, qui décide, après moult négociations, d’enjoindre aux journaux d’édulcorer le ton envers le Royaume. Une courte accalmie s’en suivra avant que les publications ne remettent en branle leur déferlement
calomnieux. Le Makhzen comprend alors qu’il ne saura combattre l’acharnement des forces coloniales qu’en se dotant de la même arme qu’elles utilisent à son encontre. Début février 1907, l’État marocain se décide enfin, et crée l’hebdomadaire Lissan Al Maghrib (L’organe du Maghreb), sous la direction des frères libanais Farajallah et Arthur Nammour -peut être à l’instigation de l’Allemagne- qui réussira momentanément dans sa mission, mais finit par déclarer sa déconfiture deux ans plus tard, faute de moyens. Le journal aura publié 84 numéros.