
«Le Soudan, oh le Soudan! le Soudan, pays de mon âme. J’ai été asservi, j’ai été vendu. J’ai été arraché à ceux que j’aime», chantent les Gnaoua dans les Lilas des Gnaoua, cérémonies spirituelles où la transe agit comme thérapie et devient le seul moyen de protestation contre l’injustice d’avoir été déplacés et la peine d’avoir perdu leurs maisons.
Une blessure indélébile qui n’a jamais été officiellement reconnue ou guérie, mais dont la mémoire se transmet grâce à la musique et à la danse, à l’instar du blues et des spirituals des esclaves d’Amérique, soulève l’historien Chouki El Hamel dans son livre «Le Maroc noir: une histoire de l’esclavage, de la race et de l’Islam», édition La croisée des chemins.
Rien qu’au Moyen-âge entre l’an 600 et 1499, ils ont été au moins plus de trois millions et demi d’esclaves à avoir été transportées à travers le Sahara vers le Maroc, rapporte l’historien, sachant que l’esclavage a persisté au Maroc jusqu’au vingtième siècle.
Aux origines des Gnaoua
Le terme Gnaoua désigne en particulier la couleur physique, détaille Chouki El Hamel dans «Le Maroc noir». «Linguistiquement, le sens du terme dérive très probablement du mot amazigh gnaoui. Il signifie «homme noir», en opposition avec l’Amazigh à la peau claire». Parmi les multiples illustrations historiques qu’il présente pour étayer le sens du terme Gnaoua, Chouki El Hamel, qui remonte à des écrits arabes datant du 12e siècle, note qu’il existe plusieurs mots qui dérivent de la racine «Gnw» (noir en langue Sanhaja) et qui ont diverses significations. On cite dans ce sens, «ignwi» qui signifie en langue Sanhaja (ou Zenaga) Sérère et Wolof (groupe ethnique au Sénégal). De même, dans la langue touarègue, «iguinawin» signifie «une masse de nuages sombres». Toutes ces significations ont néanmoins un élément en commun: teint sombre. L’analyse de Chouki El Hamel permet de conclure que Gnaoua en tant que terme qui en est venu à décrire un groupe diversifié originaire de l’Afrique de l’Ouest transplanté par migration forcée vers le Maroc, rassemble en une seule catégorie un groupe «ethnique noir» fictif sans réalité linguistique ou ethnique spécifique.
D’ailleurs, l’histoire orale préservée dans les chants Gnaoua comporte des noms de peuples et lieux d’Afrique de l’Ouest, qui confirment leurs origines diverses. Un chant particulier, dans le refrain duquel figure l’expression «Lalla Yamma» (Oh! Mère) pour souligner un sentiment de mélancolie, rappelle les différents ancêtres des Gnaoua: Sudani, Fulani, Bambarawi et Haoussawi.
Nous pouvons ainsi nommer parmi les ancêtres des Marocains noirs d’aujourd’hui les Sonink, les Bambara, les Fulani et les Haoussa. Les personnes noires asservies furent, petit à petit, libérées, soit affranchies, soit en s’échappant ou parce que leurs maîtres furent forcés de leur accorder la liberté.
«Graduellement, les Gnaoua en tant que groupe ethnique distinct transformèrent leur statut de marginalisés en identité collective», explique l’historien.
Un ordre mystique
Ainsi, l’ordre mystique des Gnaoua et leur musique étaient visibles essentiellement là où la population noire est nombreuse, assez nombreuse pour former des communautés distinctes, comme celles que l’on trouve à Marrakech, Essaouira, Meknès et Fès. Ces villes sont connues pour avoir eu des marchés d’esclaves associés à la traite transsaharienne.
«Les Gnaoua en tant que groupe spirituel et musical sont ainsi devenus une communauté quasi-corporatiste qui a absorbé et autonomisé tous les participants noirs de différentes origines, tant les anciens que les nouveaux venus», relève l’auteur du Maroc noir.
L’espace créé par les Gnaoua attire tous ceux qui portent des blessures analogues en partage. L’anthropologue Deborah Kapchan, citée par Chouki El Hamel, note que: «ces cérémonies attirent ceux dont les blessures sont liées à l’oppression, qu’elle soit raciale ou sexuelle». Selon elle, les cérémonies nées des plaies de l’esclavage continuent pour guérir les blessures qui trouvent leur origine dans d’autres formes de domination». Selon la même source, bien que les Gnaoua aient adopté l’islam, ils n’ont pas complétement abandonné leurs traditions animistes ou religieuses ouest-africaines; ils ont continué à pratiquer les rituels de possession.
Ils combinaient la croyance islamique avec les traditions africaines pré-islamiques, qu’elles soient du Maroc ou sub-sahariennes.
«En tant qu’ordre spirituel au sein de la société marocaine musulmane, les Gnaoua ont été et continuent à être marginalisés. Ils croient que Dieu est trop puissant pour une communication bilatérale, ou même une manifestation directe, et qu’Il ne peut donc être atteint dans notre monde que par l’intermédiaire de manifestations spirituelles», relève l’auteur du Maroc noir.
Des parallèles avec les diasporas africaines
Les images véhiculées par leurs chants construisent une représentation cohérente du déplacement, de la dépossession, de la privation, de la misère et de la nostalgie d’un pays et d’une vie antérieure, maintenue en vie par le biais de leurs pratiques musicales et cérémonielles exceptionnelles.
Dans ce sens, l’expérience historique des Gnaoua est très semblable à celles que l’on trouve dans toutes les diasporas africaines forcées. À travers leurs cérémonies, leurs chants et leurs rassemblements, ils se réconcilient avec leur passé fragmenté. Par ailleurs, selon les historiens, il existe un parallèle artistique et spirituel entre les Gnaoua et d’autres communautés spirituelles noires en Afrique: les Stambouli en Tunisie, les Sambani en Libye, les Bilali en Algérie, le culte de Zar au Soudan et en Egypte, et les Bori parmi les Haoussa du Nord du Nigéria et du Niger.
En dehors de l’Afrique, on peut voir un parallèle avec le cas des Candomblés à Salvador, au Brésil, où la population noire asservie a considéré ses croyances dans les esprits africains compatibles avec les croyances locales et, avec l’introduction du catholicisme, a créé une forme religieuse syncrétique alors qu’elle subissait encore les horreurs de la servitude.