
Au 7è siècle, en pleine conquête musulmane du Maghreb, une femme s’est illustrée par son leadership, sa bravoure et sa capacité légendaire à prédire l’avenir, qui lui valut le surnom «la Kahina». En chef de guerre intrépide, Dihya, de son vrai nom, mena la résistance des tribus amazighes contre les envahisseurs et réussit à infliger une défaite cuisante à un vaillant général arabe, ralentissant de plusieurs années l’avancée des troupes omeyyades, avant de tomber au champ d’honneur.
S’il ne fait aucun doute sur le fait que cette femme a réellement existé, son identité fait l’objet de plusieurs controverses. Au fil du temps, son épopée est écrite et réécrite au gré des appartenances et des idéologies, donnant lieu à des appropriations identitaires diverses. Jamais un personnage historique n’a fait l’objet de tant d’interprétations.
La Kahina entre mythe et réalité
Le manque de témoignages contemporains sur la Kahina a suscité des doutes sur son historicité. Et pour cause, son histoire ne nous est parvenue qu’à la faveur de témoignages parus plus d’un siècle et demi après la date présumée de sa mort (entre 702 et 705) et qui sont repris dans Kitab al-Ibar d’Ibn Khaldoun, presque sept siècles plus tard.
Païenne, chrétienne ou juive, difficile de retenir une identité claire de cette femme qui a, pourtant, régné sur les Jeraoua, une tribu berbère de la confédération Zénète, et qui a joué un rôle politique important au moment de la conquête arabe.
Selon Yves Moderan (Encyclopédie berbère), Kahina est un nom arabe qui paraît bien n’avoir été qu’un surnom, «la devineresse», manifestement en rapport avec les dons prophétiques que prêtent à la reine les auteurs musulmans à partir d’Ibn Abd al-Hakam (mort en 871). Ce nom reste en tout cas unique dans toutes les sources jusqu’à Ibn Khaldoun (1332-1406), qui a été le premier à révéler son vrai nom, Dihya, lui attribuant aussi une généalogie remontant jusqu’à sept générations en arrière.
Fille du roi des Jeraoua qui vécurent dans les Aurès, Kahina était une femme belle et de grande taille avec de longs cheveux bruns qui se déploient comme les ailes d’un aigle. Elle va prendre la tête de la résistance berbère après la mort de Koceila, le chef de la tribu des Aouraba.
Ce dernier était parvenu en 683, à la tête d’une coalition de troupes berbères et byzantines, à détruire un corps expéditionnaire omeyyade mené par le général arabe Oqba ibn Nafi, conquérant du Maroc actuel, puis à expulser les occupants arabes du Maghreb central (l’Est de l’Algérie) et de l’Ifriqiya (la Tunisie actuelle), et à prendre Kairouan.
Comme plusieurs aspects de l’identité de la Kahina, sa relation avec Koceila fait l’objet de plusieurs controverses. Ibn Abd al-Hakam appelle Koceila «le fils de la Kahina», tandis que d’autres chroniqueurs indiquent que les deux étaient des compagnons d’armes et qu’ils auraient même été amants.
Ibn Khaldoun n’évoque aucun lien de parenté entre les deux protagonistes, mais relève que ce fut elle qui ordonna l’assassinat de Oqba ibn Nafi, pendant qu’il traversait la plaine qui s’étend au midi de l’Aurès.
L’historien arabe ajoute que la Kahina «avait trois fils, héritiers du commandement de la tribu, et, comme elle les avait élevés sous ses yeux, elle les dirigeait à sa fantaisie et gouvernait, par leur intermédiaire, toute la tribu» (Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, trad: William Mac Guckin de Slane).
L’épopée d’une guerrière aux dons surnaturels
A la mort de Koceila, vers 688, battu lors d’une expédition punitive conduite par le général omeyyade Zouhaïr ibn Qaïs, c’est donc autour de la Kahina que la résistance berbère s’est organisée après sa nomination à cette charge par le conseil de la confédération des tribus.
L’accession de Kahina à cette position de leadership n’était pas le fruit du hasard, a fortiori lorsqu’on sait que les berbères n’avaient pas l’habitude d’introniser les femmes. «Sachant, par divination, la tournure que chaque affaire importante devait prendre, Dihya finit par obtenir par elle-même le haut commandement», précise Ibn Khaldoun, qui évoque ses «connaissances surnaturelles que ses démons familiers lui avaient enseignées».
Ibn Abd al-Ḥakam, lui aussi, évoque ce don de la divination, notant que la Kahina «prédisait l’avenir et tout ce qu’elle annonça ne manqua pas d’arriver».
Mis à part ce don surnaturel, Dihya était une redoutable guerrière qui excellait dans le maniement des armes et la course à cheval. Dotée d’une forte personnalité, elle était aussi une fine stratège et un leader charismatique.
Son aventure guerrière devrait se placer entre 698 et 702-703, selon Yves Moderan. Son adversaire sera le général arabe Hassan Ibn Nouaman El Ghassani, gouverneur de l’Egypte, chargé par le calife omeyyade Abdel Malik de reconquérir l’Ifriqiya afin de mettre fin à la rébellion de la Kahina.
L’affrontement va avoir lieu dans la plaine de l’oued Nini, près de la frontière algéro-tunisienne. Avec ruse, Dihya dispose ses troupes avec une avant-garde de plusieurs milliers de soldats chargés d’engager le combat: derrière eux, 2.000 archers dissimulés entre les pattes des centaines de dromadaires alignés sur un double rang, formant un carré. À l’arrière de ce rempart, le plus gros de son armée: des milliers de cavaliers.
Comme le raconte dans un style épique Geneviève Chauvel, dans «Les cavaliers d’Allah», le général arabe s’avance dans la plaine et livre bataille en lançant ses premières lignes contre l’avant-garde de l’armée de Kahina qui les stoppent. Hassan ibn Nouaman, pensant affronter la totalité des forces adverses, fait lancer l’ensemble de son armée. Les Berbères cèdent et se replient vers le carré des chameaux qui se fend en ouvrant une trouée, les Arabes les poursuivent et sont piégés par une nuée de flèches. La cavalerie berbère surgit et massacre les forces arabes.
«Après une lutte acharnée, les musulmans furent enfoncés de toutes parts et mis en pleine déroute. Un grand nombre d’entre eux perdit la vie», raconte An-Nowairi. Ibn Khaldoun confirme l’écrasement des forces arabes: «La Kahena mena ses troupes contre les musulmans et, les attaquant avec un acharnement extrême, elle les força à prendre la fuite après leur avoir tué beaucoup de monde». Hassan, poursuivi par la cavalerie berbère, prend la fuite à Barqa (actuelle Cyrénaïque).
Dans la foulée, Kahina fait de nombreux prisonniers qu’elle libère à l’exception d’un seul qu’elle va adopter, Khaled ibn Yazid. Ce jeune cavalier issu de l’aristocratie arabe, que certains considèrent comme un amant caché, va finalement la trahir, en fournissant des renseignements au général Hassan.
La trahison et la défaite
Tous les historiens ont été unanimes sur son traitement magnanime des prisonniers et leur libération. Mais ils font aussi état de la tyrannie qu’elle exerce sur les habitants, une fois devenue maîtresse de l’Ifriqiya, notamment lorsqu’elle décide de pratiquer la politique de la terre brûlée pour décourager les envahisseurs, une stratégie qui fera abandonner plusieurs tribus berbères qui l’entouraient.
La légende veut que Khalid aurait entretenu une correspondance secrète avec Hassan et qu’il aurait remis à un messager une lettre dissimulée dans une galette de pain. Le messager à peine parti, la Kahina, cheveux au vent, effarée, sort et prévient ses fils que leur perte se trouve dans ce que mangent les gens. Mais le mal est déjà fait.
Hassan, bien préparé et informé de l’affaiblissement d’état d’esprit des hommes de la Kahina, vexés par la dévastation de leurs terres, vient d’obtenir du calife omeyyade des renforts pour lancer l’assaut.
En l’an 693-4 - certains retiennent la date de 703 - il culbuta les Berbères, tua la Kahina, pénétra dans l’Aurès et y massacra cent mille individus. Avant la bataille, deux fils de la Kahina étaient passés du côté de Hassan, conformément aux recommandations de leur mère, laquelle avait appris de son démon familier ce qui allait arriver. Accueillis honorablement par le chef arabe, les transfuges embrassèrent franchement l’islam et servirent avec dévouement la cause qu’ils venaient d’adopter. Dans la foulée, ils obtinrent du gouverneur de l’Ifriqiya le commandement de leur tribu et des populations avoisinantes.
Les historiens divergent sur la façon de la mort de Kahina. Certains disent qu’elle est morte au combat, l’épée en main, d’autres, par suicide, en avalant du poison, plutôt que d’être prise par l’ennemi. Selon Ibn Khaldoun, elle aurait été capturée et décapitée, et sa tête fut envoyée au calife Abd al-Malik. D’autres sources indiquent qu’elle fut décapitée et son corps jeté dans un puits qui va prendre son nom, Bir El Kahina.
Quand l’idéologie influence les récits
Depuis des siècles, les récits de la Kahina ont été écrits et réécrits par divers groupes sociaux et politiques afin de faire avancer des causes aussi diverses que le colonialisme français, le nationalisme arabe, l’identité amazighe, le sionisme et le féminisme.
D’abord, les Arabes l’ont appelée «al-Kahina» en raison de ses pouvoirs surnaturels mais aussi pour la stigmatiser en tant que sorcière et justifier la défaite d’un vaillant général arabe devant elle. Certains historiens arabes ont mis en avant son ultime demande à ses fils de rallier les troupes de Hassan et de se convertir à l’islam afin de démontrer l’unité inhérente entre les Arabes et les Berbères.
Pendant la période coloniale, les Français, soucieux d’assimiler les berbères d’Algérie, ont accordé un intérêt particulier à l’histoire de la Kahina, nombre parmi eux la présentant comme chrétienne, tout comme Koceila. L’idée était de présenter des parallèles entre les supposées origines romaines de l’Afrique du Nord et la France et d’attiser les tensions entre les Amazighs et les Arabes envahisseurs. A ce titre, l’historien et homme politique français Ernest Mercier décrit la terre d’al-Kahina comme étant «berbère et, non moins significativement, romaine».
De leur côté, les nationalistes algériens, dans une démarche contraire, insistent sur le fait que Rome et la France étaient des puissances coloniales, responsables du déclin de la civilisation phénicienne et berbère dans le passé et de la civilisation arabe dans le présent. Les deux idéologies ont utilisé l’histoire de la Kahina comme mythe fondateur. D’un côté, c’est elle qui a combattu les Arabes et l’Islam pour garder l’Algérie chrétienne, de l’autre, c’est elle qui a combattu tous les envahisseurs (byzantins ou arabes) pour créer un Etat indépendant.
Certains auteurs, notamment des écrivaines judéo-maghrébines d’expression française, à l’image de Gisèle Halimi ou Nine Moati, avancent que la Kahina était juive et se sont servi de ce mythe pour mettre en avant le passé glorieux des tribus juives du Maghreb. Une démarche tout aussi féministe. Mais l’universitaire tunisien Noureddine Sabri, tout en évoquant des théories qui font état des origines juives des tribus berbères, affirme qu’il n’existe aucune preuve de la judéité de la Kahina. Après l’indépendance et la montée du nationalisme arabe, et dans la démarche de rejet de l’assimilation, le mythe de la Kahina est devenu un symbole de la cause amazigh. Ce thème a été développé par plusieurs écrivains maghrébins, notamment l’Algérien Kateb Yassine et les Marocains Nabile Farès et Mohammed Khaïr-Eddine. «Il s’agit de rappeler que l’histoire du Maghreb n’a pas commencé avec la conquête arabe et que l’Afrique du Nord a été amazighe avant d’être arabe», relève Noureddine Sabri, dans l’Express.
En dépit de cette multitude de romans consacrés à cette figure protéiforme, le cinéma ne s’en ai servi. Vivement qu’un réalisateur maghrébin la porte au grand écran avant que d’autres ne le fassent, le personnage de la Kahina ayant déjà été exploité dans des grandes productions internationales de télévisions, notamment les séries télévisées «Sydney Fox, l’aventurière» (épisode 64), et «Xena, la guerrière» (épisode L’Héritage).