
Peu connu dans les pays arabes, Hisham Matar jouit d’une grande popularité dans le monde occidental et surtout dans les pays anglo-saxons. Cet écrivain britannique d’origine libyenne a déjà reçu plusieurs prix et distinctions, dont le prestigieux prix Pulitzer, et ses ouvrages, écrits en anglais, ont été traduits dans plusieurs langues, dont le français et l’arabe.
Né en 1970 à New York où son père, Jaballa Matar, travaillait comme diplomate à la délégation libyenne auprès de l’Organisation des Nations Unies, Hisham Matar retourne à l’âge de trois ans avec sa famille en Libye, où il a passé son enfance. En raison de persécutions politiques du régime de Kadhafi, son père, accusé d’être un réactionnaire du régime révolutionnaire libyen, est contraint de fuir le pays avec sa famille et vivre en exil en Egypte, en 1979. Au Caire, Hisham et son frère aîné terminent leur scolarité. En 1986, le jeune Matar s’envole pour Londres où il poursuit ses études et obtient un diplôme en architecture.
En 1990, alors que Hisham était à Londres, son père Jaballa, devenu dissident politique, est enlevé au Caire. Depuis, il est porté disparu. Cependant, en 1996, la famille reçoit deux lettres écrites de la main de son père déclarant qu’il a été enlevé par la police secrète égyptienne, puis remis au régime libyen et emprisonné dans la tristement célèbre prison d’Abou Salim à Tripoli. Depuis cette date, il y a eu peu d’informations sur le sort de Jaballa Matar. En 2010, Hisham a été informé que son père avait été vu vivant en 2002, ce qui indique que Jaballa avait survécu à un massacre de 1200 prisonniers politiques par les autorités libyennes survenu en 1996.
Des oeuvres façonnées par l’épreuve
Les œuvres de Hisham Matar tournent autour de la Libye, sa mère patrie, avec ses tragédies, ses échecs, ses démons et leurs atrocités, et les aléas de la situation politique, qui se répercutent directement sur la paix civile et la vie sociale, et plus particulièrement celle de la famille de l’écrivain qui n’arrive pas à surmonter l’épreuve de la disparition mystérieuse du père.
Et c’est la passion de ce père pour la poésie qui a influencé plus tard la carrière littéraire du fils. «C’est la poésie qui m’a amené à la fiction. Je crois que tous les romans posent la même question : comment vivre ? Et l’engagement le plus direct pour poser cette question et y répondre, c’est la poésie. Quand j’étais jeune, je ne lisais que des poèmes. La bibliothèque de mes parents était remplie d’œuvres de poètes arabes, français, italiens, grecs», explique-t-il dans entretien accordé à L’Orient Le Jour.
En 2006, Matar publie son premier roman «Au pays des hommes». Ce fut un succès. Traduit en 28 langues, le livre remporte six prix et est nommé au Man Booker Prize la même année.
Cette fiction suit le sort de Suleiman, un garçon de neuf ans vivant à Tripoli en Libye, qui cherche sa place dans une famille faite de non-dits et de l’absence du père, sur fond du conflit Libyen. L’enfant est coincé entre un père dont les activités clandestines anti-Kadhafi entraînent des perquisitions, des harcèlements et des écoutes par la police du régime de Kadhafi, et une jeune mère vulnérable qui recourt à l’alcool pour enterrer son anxiété et sa colère. Le livre fournit une description de la Libye sous le régime de Kadhafi et un récit de la vie des gens ordinaires alors qu’ils tentent de survivre à l’oppression politique.
Son deuxième roman, «Anatomie d’une disparition» (2011), a été sélectionné comme l’un des meilleurs livres de l’année dans un sondage réalisé par les quotidiens The Guardian et Chicago Tribune.
Là aussi, le parallèle avec l’histoire réelle de la famille Matar est évident. Dans l’intimité d’une chambre d’hôtel genevoise, Kamal Pasha el-Alfi, dissident politique sous une dictature arabe et ancien ministre de la monarchie égyptienne, est enlevé sous les yeux de Béatrice Benameur, sa maîtresse. Son fils Nuri, adolescent à l’époque, n’aura de cesse d’élucider ce mystère. Mais le goût des non-dits fait loi dans l’ambiance calfeutrée de la haute société du Caire, et ses questions restent sans réponse. Devenu adulte, Nuri évoque, au fil d’un récit mélancolique et élégant, son odyssée intime à la recherche du père disparu.
Le deuil impossible
Ces deux romans vont finalement baliser la voie à l’oeuvre phare dans laquelle Hisham Matar entre dans le vif du sujet. «The return» est publié en 2016 (La traduction en français sous le titre «La terre qui les sépare», est sortie en 2017). Le roman est largement salué par la critique et lui vaut le Prix Pulitzer de la biographie en 2017.
Loin d’être une autobiographie, «La terre qui les sépare» est à la fois une réflexion sur l’exil et la consolation par l’art, une analyse de l’autoritarisme, une histoire familiale, mais aussi le portrait d’un pays en proie à la révolution et un travail de deuil passionné.
Dans cette oeuvre, il raconte la quête de son père et comment il a mené l’enquête pendant des années, contactant des ONG et des ambassades, relatant l’histoire de cette disparition dans la presse internationale, se rendant à la Chambre des Lords en Angleterre, son pays d’adoption, s’adressant aux personnalités les plus inattendues, de Mandela au fils de Kadhafi, Seif al-Islam.
À travers une méditation profonde et universelle sur la condition des fils qui attendent le retour de leurs pères partis au combat, Hisham Matar retrace aussi l’histoire poignante d’un retour au pays, après une absence de plus de trente ans. Il livre également un portrait subtil de la Libye prise dans la tourmente de la dictature et de la révolution, qui synthétise les espoirs déçus du Printemps arabe.
Au moment où Matar est arrivé en Libye en 2012 après 33 ans d’exil, les prisons du pays, y compris Abou Salim, avaient déjà été vidées. Les anciens détenus, dont beaucoup appartiennent à la propre famille de Matar, étaient libres de raconter leur histoire pour la première fois. Les récits faits par Matar sur ces entretiens donnent un remarquable aperçu de la cruauté que les captifs avaient enduré dans les geôles de Kadhafi. Dans ses oeuvres de fiction tout comme dans sa biographie, Matar plonge continuellement, lui et ses personnages, dans des situations d’inconfort, de mutisme et de traumatisme, tout en gardant un œil froidement analytique.
Le roman est donc le récit de retrouvailles avec la mère patrie qu’il a quittée dès son enfance, mais aussi de sa quête de son père, dont il ne sait ni s’il a été exécuté, s’il est mort en prison, ou après une libération, ou s’il erre quelque part, privé de mémoire ou de contact. «J’ai appris à vivre sans mon pays, mais je n’ai pas appris à vivre sans mon père, et je reste incapable de l’apprendre», a-t-il déclaré dans un entretien avec la radio publique américaine NPR.
Mais cette insistance à connaître le sort de son père soulève aussi un paradoxe. Qu’est ce qui est le plus traumatisant dans ce cas: le savoir ou l’ignorance? En effet, Matar insiste pour obtenir une réponse qu’il redoute, sachant que le pire ne peut l’être que lorsqu’on l’imagine. Qu’il pense à son père sans cesse dénote la continuité de son père: «Mon père est mort et vivant... Je n’ai pas de grammaire pour lui».