Extinction animale: criminalité véloce

Par Zakaria Belabbes
Des magots en pleine nature DR
Des magots en pleine nature DR

15 milliards d’euros. C’est le coût annuel de la criminalité liée aux espèces animales, qui se classe au 4ème rang des activités illicites les plus profitables au monde, derrière le trafic de drogues, les contrefaçons et la traite d’êtres humains, selon le Fonds mondial pour la nature (WWF) et le Fonds international pour la protection des animaux (IFAW) dans leur rapport «la nature du crime».

La disparition des espèces animales était autrefois engendrée par la sélection naturelle, alors qu’aujourd’hui c’est la présence humaine qui entraîne leur extinction massive. Cette faune sauvage est sacrifiée pour satisfaire les envies grandissantes de consommateurs adeptes des dernières tendances de mode. Ils agissent avec ostentation pour participer à une forme de capitalisme de l’extinction qui s’empare du bien commun, endommageant encore plus les écosystèmes.

Chardonnerets élégants, faucons ou singes macaques, trois exemples d’espèces animales menacées d’extinction au Maghreb que nous allons examiner dans cet article. Trophées de chasse, produits de luxe, remèdes traditionnels, animaux de compagnie... Ces espèces protégées sont capturées ou tuées pour des raisons purement régies par l’argent.

 

Les chardonnerets élégants: la mélancolie du «maknine»

 

Dans une étude scientifique publiée en 2017 dans le site «Nature.com», le nombre total de chardonnerets en cage dans l’ensemble du Maghreb avoisine 15,6 millions avec près de la moitié en Algérie (6,3 millions). Les Algériens appellent le chardonneret élégant «maknine», un mot d’origine amazighe emprunté à l’arabe. 

Cette étude indique également qu’en Algérie, le prix moyen du spécimen était de 1 euro en 1990, alors qu’il est de 100 euros en 2015, soit presque le tiers du revenu moyen mensuel par habitant (282 euros selon les derniers chiffres de la Banque mondiale).

«Aujourd’hui, en Afrique du Nord et en Europe, sur Internet et les marchés, le chardonneret se vend à la pièce ou à la paire entre 100 et 500 euros», confirme cette étude réalisée par Rassim Khelifa et d’autres experts internationaux en écologie.

Pour expliquer ces prix faramineux, il faut visiter les marchés aux oiseaux d’Alger, d’Oran et des autres villes où des vendeurs n’hésitent pas à mettre en avant l’avenir sombre de l’espèce, explique Jacky Bonnemains, de l’association environnementale Robin des Bois. «La probabilité de l’extinction est un argument de vente et un justificatif du prix de plus en plus élevé», ajoute-t-il dans un entretien accordé à Maghreb1.

Bonnemains relève qu’une partie minime de ces chardonnerets prisonniers ont été élevés en captivité en Maghreb, notant que tous les autres ont été braconnés au point que l’espèce a quasiment disparu dans la région, sauf dans le Maroc.

«La dernière population viable au Maroc est renforcée par des migrations venues d’Espagne en survolant le détroit de Gibraltar mais elle risque de s’effondrer», explique cet expert français, notant qu’elle est soumise au braconnage à usage national, à la contrebande vers l’Algérie et la Tunisie et depuis quelques années vers l’Europe de l’Ouest. 

Même son de cloche chez Sidi Imad Cherkaoui, président du Congrès panafricain d’ornithologie, qui approuve le déclin net des chardonnerets devenus rares dans la nature. Bien qu’aucune donnée officielle n’existe, l’ornithologue estime dans une étude publiée depuis plus de deux ans dans «Enact Africa» que le nombre de chardonnerets dans la région Rabat-Salé-Kénitra ou la région de l’Oriental a chuté de la moitié de son aire de distribution à cause du braconnage excessif et sauvage.

Il faut aussi noter que la capture des chardonnerets est interdite depuis novembre 1962 selon une réglementation permanente de la Fédération royale marocaine de chasse (FRMC). Elle est également interdite en Algérie en 2004 et en Tunisie en 2007. 

Néanmoins, le braconnage est devenu un emploi à plein-temps pour des milliers de jeunes chômeurs qui réalisent grâce à ce trafic une rente financière bien élevée à un modeste revenu d’un emploi stable. Abdelwahed (35 ans), un pratiquant de la chasse à Kénitra, notamment dans la ceinture verte de la forêt de Maâmoura, indique que la chasse au chardonneret (Muqnin ou Stila en Darija) est devenue depuis longtemps une tâche ardue dans cette forêt et dans les espaces verts environnants. 

Ce passionné de chasse qui avait l’habitude de capturer plusieurs espèces d’oiseaux chanteurs, relève que les braconniers utilisent depuis des années des filets longs (mist-net) d’une dizaine de mètres et hauts de deux pour capturer les oiseaux et ainsi obtenir une part de la rente élevée réalisée du trafic international.

«Beaucoup de chardonnerets capturés dans la forêt repartent prisonniers vers l’Espagne mais aussi vers la France et la Belgique, carrefour international des oiseaux sauvages déchus en oiseaux de compagnie», répond-il sur une question sur les principales routes du trafic de chardonnerets.

Mais en 2020, on se rappelle la tentative de trafic de 720 chardonnerets, soigneusement dissimulés dans des plateaux-cages, à bord d’une camionnette de transport de fruits et de légumes, mais heureusement mise en échec à Fquih Ben Salah. Les chardonnerets saisis par les autorités marocaines ont été libérés dans la nature...

Alors que «le plus beau oiseau d’Europe», comme le décrit l’historien français Nérée Quépat en 1873, ou encore «l’oiseau le plus convoité depuis des générations pour son chant exceptionnel et sa beauté se fait plus rare, la prégnance de la passion qu’il suscite dessine en miroir une société complexe», écrit Seham Boutata dans son livre «La Mélancolie du maknine» publié en 2020.

 

Quand le faucon devient un patrimoine en danger

 

Si le faucon faisait dans le passé l’objet d’une pratique ancestrale exercée sous forme d’un loisir par les chefs de tribu, ce véritable maître des airs est devenu actuellement un acteur de la diplomatie. En 2010, le Maroc s’est allié avec 18 pays pour inscrire «l’art de la fauconnerie» au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. 

En Asie, des faucons volent chaque année sur des milliers de kilomètres de la Sibérie au Pakistan, et les trafiquants d’animaux sauvages les suivent, les piégeant pour les exporter vers les États arabes du Golfe. «En janvier 2021, les autorités pakistanaises ont saisi des dizaines d’oiseaux d’une valeur de plus d’un million de dollars. C’est un marché noir florissant qu’il est difficile pour les écologistes de contrer», relève un reportage réalisé sur les faucons au Pakistan par la chaîne allemande Deutsche Welle (DW).

Cependant, la capture des faucons est officiellement interdite au Pakistan, mais la demande des clients de pays arabes du Golfe augmente, selon la branche pakistanaise du Fonds mondial pour la nature (WWF). L’organisation estime que près de 700 faucons ont été illégalement capturés et sortis du pays en 2020, souvent par des réseaux du crime organisé.

L’Afrique du Nord est le deuxième terrain de jeu après l’Asie des braconniers. Une vidéo mise en ligne en 2019 par des écologistes tunisiens a suscité une grande indignation sur les réseaux sociaux. Parmi eux, Abdelmajid Dabbar, ornithologue tunisien de renom, a publié sur sa page Facebook des images d’un convoi d’une trentaine de 4X4, renforcé par un hélicoptère, dans le nord-est du gouvernorat de Tozeur, dans le Sahara tunisien. 

Ces braconniers sont venus chasser les outardes houbara, dont le vol est imprévisible à l’aide d’un échassier protégé avec des faucons et d’armes. Si l’outarde, espèce protégée par la loi tunisienne et par les conventions internationales, se soumet au faucon et en meurt, la proie et le rapace sont vite rattrapés par des quads de braconniers.

Bonnemains revient pour expliquer ce qui s’est réellement passé: «ces braconniers qataris ont fait voler sur leur parcours des oiseaux chétifs reliés au sol par un fil de nylon. Quand les faucons se sont emparés de ces proies et sont descendus à terre pour les manger, ils sont empêtrés par un lancer de filets. Ils sont ainsi domestiqués et condamnés à chasser des outardes, mythiques oiseaux des milieux arides».

Au Maroc, la chasse au faucon est faite sur autorisation délivrée par le Haut commissaire aux eaux et forêts, un privilège qui n’est en principe accordé qu’aux seuls «chorfas Kwassems», une tribu réputée par leur dévouement à la fauconnerie et qui n’est pas loin du centre rural de Had Ouled Frej. 

Mais quand on fait un petit tour à Marrakech, nous pourrions tout naturellement trouver un rapace à la place Jemaâ el Fna. Honoré par le «festival de la fauconnerie» organisé souvent à El Jadida, cet oiseau noble déchu à une bête de foire est descendu à la même place qu’un serpent ou un singe magot dans la place populaire. On le confond même à un gypaète barbu du Toubkal, ce vautour «maléfique» qui se nourrit seulement d’ossements. Dans ce cas, il n’y a qu’une explication claire: la convoitise grandissante des braconniers qui déciment les hauteurs de l’Atlas en massacrant des espèces animales protégées par les lois marocaines, notamment la loi n° 29-05 relative à la protection des espèces de flores et de faunes sauvages, et au contrôle de leur commerce.

 

Concernant les prix de vente, la valeur affichée des faucons est variable selon l’âge, le sexe et l’état sanitaire. «Le prix d’une femelle de deux ans capturée à l’état sauvage et déjà domestiquée atteindrait 500 000 euros. Les prix moyens varient de 30 000 à 100 000 euros, les bas prix autour de 10 000 euros», précisent Jacky Bonnemains, Charlotte Nithart et Jean-Pierre Édin dans leur livre «Atlas des espèces menacées» publié par l’association française Robin des bois en 2019.

 

Singe magot: la célèbre attraction touristique menacée d’extinction

 

Pesant entre 15 à 20 kilos, le singe magot était dans le passé présent en Afrique du Nord. Après avoir disparu de la Tunisie au début du 20ème siècle, ce «macaque de Barbarie» ne vit plus présentement qu’au Maroc dans les montagnes et les crêtes rocheuses du Rif, du Moyen et du Haut Atlas et de la Grande et Petite Kabylie en Algérie.

D’après le site Futura Planète, le magot se situe dans les forêts de cèdres du Moyen-Atlas, près d’Azrou, les lacs d’Igoulmamneau dans le Moyen Atlas oriental (Jbel Tazekka) généralement entre 1200m et plus de 2000 m et dans le versant nord du Haut Atlas central (les gorges d’Ahansal et celui d’Akhacham). «Le magot est actuellement une espèce menacée. On estime la population sauvage à environ 20 000 individus (Maroc et Algérie)», indique la même source. 

De même, l’espèce est classée comme «vulnérable» par l’Union mondiale pour la conservation de la nature (UICN), passant d’espèce en danger à une espèce très protégée dans les annexes de la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faunes et de flores sauvages menacées d’extinction).

C’est notamment sur la place Jemaâ el Fna de Marrakech que les touristes peuvent poser avec ces singes, moyennant argent. Ce lieu est l’endroit préféré des trafiquants qui mettent de temps en temps en vente ces animaux capturés des forêts sauvages. 

«L’opération de braconnage consiste à capturer les jeunes magots qui sont de nature à être domestiqués aisément et à passer dans le circuit du trafic national et international de la contrebande», martèle Ahmed El Harrad, directeur de la BMAC (Barbary Macaque Awareness & Conservation), une ONG qui travaille à conserver le singe magot en voie de disparition et son habitat et à promouvoir la connaissance de l’espèce.

«Piégés par des filets ou appâtés avec des fruits, ces magots sont attaqués par des bandes de braconniers aidés de chiens qui entourent une mère et son petit sur un arbre et jettent des pierres ou secouent les branches jusqu’à ce que la mère effrayée lâche sa progéniture à terre», souligne-t-il dans un entretien à Maghreb1.

De son côté, Bonnemains insiste sur le fait que les magots sont inscrits au catalogue de la contrebande Maghreb-Europe à côté des contrefaçons, des stupéfiants, notant que les saisies sont opérées dans les ports et sur les routes du Sud de l’Europe. Dans ce même sillage, la Fondation 30 millions d’amis recense près de 3000 macaques qui seraient en Europe et pour certains considérés comme des animaux de compagnie. Cette association pour la défense et la protection des animaux en France confirme dans son site web qu’il y aurait actuellement plus de magots détenus illégalement en France, qu’en liberté dans le monde.

Concernant les prix, l’étude présente dans le livre publié par l’association Robin des bois affirme que le chasseur est payé 50 à 100 euros par magot capturé, ajoutant qu’au Maghreb, l’animal est commercialisé 200 à 800 euros. Les prix grimpent après la traversée en contrebande de la Méditerranée: l’acheteur en Europe doit débourser jusqu’à 2 000 euros.

Enfin, la problématique du braconnage et la cruauté envers ces animaux ne sont pas une simple problématique environnementale. C’est une problématique de sécurité, de développement économique, de société… D’où l’obligation de reconnaître  les populations locales comme un acteur indispensable dans cette lutte.