El Ayachi, le prince inabouti

Par Aziz Rami
Le mouvement Ayachi qui a failli ériger un État au Maroc ©DR
Le mouvement Ayachi qui a failli ériger un État au Maroc ©DR

C’est l’histoire du mouvement Ayachi qui a failli ériger un État au Maroc au début du 17e siècle au moment de l’affaiblissement de la dynastie saadienne, peu avant l’avènement des Alaouites. Deux décennies s’étaient écoulées après le décès d’Ahmed El Mansour Ed-Dahbi à l’aube du XVIIe siècle, le contrôle des Saadiens sur le Maroc commençait à s’effriter. Le tout-puissant sultan saadien avait pourtant réussi à positionner le Maroc comme un point névralgique du commerce entre l’Afrique de l’ouest, dont une bonne partie était sous son emprise, et l’Europe expansionniste en plein essor économique. Le Royaume avait su asseoir durablement sa notoriété de puissance militaire considérable dans la région sous la dynastie saadienne. Son influence était indéniable. Mais déjà à la date de décès d’El Mansour en 1603, les signes d’affaiblissement de cette puissance ne trompaient pas. Les mouvements militaires, qui partaient du Sud vers le Nord à l’apogée du règne saadien, commençaient dès la fin du XVIe siècle à s’inverser. La mainmise des forces européennes, principalement portugaises et espagnoles, sur plusieurs ports marocains stratégiques tant sur la Méditerranée (Sebta, Melilia et Tanger) que sur l’Atlantique (Assilah, Larache, Azemmour, voire Agadir) attestait de cette perte en puissance. À la mort d’El Mansour, le Maroc se trouvait au creux de la vague. S’ensuivit naturellement l’essoufflement de son économie qui s’alimentait surtout des échanges afro-européens. 

Cette réalité était à la fois la cause et la conséquence de l’instabilité politique et des convulsions que vivait le Royaume peu avant la disparition du fleuron du règne saadien, lesquelles allaient s’exacerber et se multiplier par les guerres fratricides que se sont livrés, insouciants des conséquences, ses fils, Zaydane, El Mamoune et Abou Faris, pour s’accaparer le trône du Maroc. Les jacqueries fusaient de partout.

 

Une guerre fratricide

 

Les trois héritiers du grand sultan s’acharnaient les uns sur les autres, sans pitié et sans considération des bons offices des chefs religieux les plus influents de l’époque, ni même de la médiation que tenta Al Khayzouran, mère de deux d’entre eux, Abou Faris et El Mamoune. En se jetant à bras le corps dans ces luttes meurtrières, ils ont royalement négligé la tâche principale qui incombe à un monarque de cette ère: chasser le colonisateur des terres marocaines, autrement dit, s’acquitter du jihad.

Plus abominable que de faire fi d’un devoir aussi déterminant dans le maintien du règne, les princes saadiens abordaient les agresseurs européens avec une indulgence qui frôlait la complicité. De collusions en connivences, ils ne se contentaient pas seulement de fermer l’oeil, bon gré mal gré, sur les excès des forces ibériques et sur leur inconsidération des intérêts et de la dignité des habitants avoisinant leurs forteresses. Voilà qu’El Mamoun -proclamé sultan sur Fès et ses environs- après avoir inscrit quelques victoires contre l’Espagne et failli lui reprendre la forteresse de Larache, renonce à son entreprise, relâche le représentant de la couronne espagnole qu’il avait fait prisonnier, et se réfugie justement en Espagne, après avoir essuyé de lourdes pertes face à son frère Zaydane, maître de la royauté de Marrakech.

Un prince marocain fut de facto pris en otage par l’Espagne chrétienne, ennemi juré du Maroc musulman. Voulant tirer profit de la débandade des soldats de son frère, et capitaliser sur le regain de sa propre cote de popularité, Zaydane s’allie, pour acculer l’Espagne, aux Pays-Bas et entreprend d’assembler les forces nécessaires pour reprendre Larache, mais ses plans restèrent lettre morte pour des raisons inconnues.

Pénétrée du danger de ces mouvements, l’Espagne autorise à El Mamoun de regagner le Maroc, après avoir laissé, en guise de caution, sa famille et sa cour. Dès qu’il débarque à Sebta, il s’affaire, à contrepied de tout bon sens, à honorer une vieille promesse qu’il avait faite à l’Espagne pour l’aider à reprendre son règne: lui céder Larache. Ce sera chose faite le 20 novembre 1610. Port stratégique pour le commerce de l’Etat ibérique, Larache fut brutalement vidée de ses habitants opposés à la présence espagnole, les plus récalcitrants furent tués par le chef de guerre saadien dit El Guerni, avant d’être offerte au colonisateur contre 200 000 pièces en or et 6 000 fusils. 

L’inaction de Zaydane aggrave la situation

 

Cette affaire, ainsi que les plans de Zaydane de céder Safi aux Portugais, et son inaction face à leur présence à El Jadida, n’ont fait qu’aggraver le ressentiment des Marocains envers les princes saadiens. Ceux-ci se déclinaient en deux personnages opposés mais se valant quant à leur incompétence à régner.

L’un, El Mamoun, un scélérat perfide qui menait une vie de bâton de chaise, sans considération aucune aux lois musulmanes; et Zaydane, un homme pieux mais que la malchance lui collait à la peau à tel point qu’il laissait rarement passer une année sans essuyer une perte. Abou Faris fut tué dans les guerres de pouvoir vers 1608.

Reflet de cette aversion des masses envers leurs émirs: les Hyayna, tribu principalement arabe installée dans le nord-est de Fès, ont tendu une embuscade aux élites fassies qui s’étaient précipitées à aller souhaiter la bienvenue à El Mamoun sur les portes de Sebta au retour de sa captivité espagnole. Ils les ont tabassées, délestées de leurs biens et déshabillées en signe d’ultime humiliation. Plus tard, quand l’offrande de Larache fut consommée, Mohamed ben Qasim ben El Qadi, l’un des chefs religieux qui avaient issu une fatwa validant cette cession, fut massacré. 

Les sultans saadiens, dont l’autorité ne dépassait guère les alentours des cités impériales qui restèrent sous leur joug, Fès et Marrakech, perdirent toute leur légitimité, ou presque. Le Royaume fut en mal de dirigeants, à la recherche d’un homme qui fasse preuve à la fois de savoir, de piété, de charisme et de prouesse guerrière.

Abou Abdellah Mohamed ben Abi Laabass, un homme de religion né dans une famille de savants en 1573 dans la tribu des Bni Malik, non loin de l’actuelle Kénitra. Surnommé El Ayachi, il était connu pour sa piété et sa parfaite connaissance des ruses de guerre, et semblait être cette perle rare capable de redonner au Maroc son éclat. 

El Ayachi était le disciple le plus proche et le plus habile du très charismatique érudit du Gharb, Cheikh Abdellah ben Hassoun. Déjà en 1604, le grand âlim avait saisi l’occasion de se faire offrir un cheval aux qualités exceptionnelles qu’il l’offrit, à son tour, à son disciple, lui ordonnant de mener le jihad contre le colonisateur en prenant appui sur les Oulad bou Aziz, une puissante tribu des Doukkala, proche d’El Jadida. El Ayachi s’installa auprès des Oulad bou Aziz jusqu’en 1615, période durant laquelle il menait les opérations du jihad contre les Portugais, maîtres d’El Jadida, auxquels il infligeait de lourdes pertes à tel point que leur chef prenait ses dispositions défensives selon son examen de ses attaques. 

 

El Ayachi, le chef charismatique

 

Vers 1611-12, le Sultan Zaydane nomma El Ayachi Caïd de la région du Fahs, dans le nord-ouest du Maroc, après le décès de son gouverneur, ce qui lui conféra le cachet officiel. D’embuscade en attaque nocturne sur les Espagnols de Larache et d’El Maamora, port prospère sous le joug du pays ibérique, cet homme rompu aux attaques éclaires gagnait énormément en notoriété, ce qui amena Zaydane, craignant qu’il ne lorgne son trône, à tenter vainement de le liquider. 

Sur ces entrefaites, l’instabilité continuait à secouer le Maroc, la guerre fratricide entre les émirs saadiens battant son plein, El Ayachi leur volant discrètement la vedette par ses prouesses et sa rectitude. En 1615, les habitants de Salé, lassés de l’insécurité et des turbulences qui empoisonnaient leur existence après s’être levés contre -et avoir tué- deux Caïds autoritaires de Zaydane, appelèrent El Ayachi à la rescousse. Celui-ci s’installa aussitôt à Salé, et hormis le rétablissement de la paix dans cette cité, ne mena aucune opération conséquente contre les Espagnols d’El Maamora qu’en 1621, date qui inaugura la deuxième phase de son mouvement, laquelle va s’étendre jusqu’en 1632.

Au début de cette étape, et devant les manœuvres de Zaydane visant à lui ôter toute légitimité à mener le jihad, apanage exclusif, selon l’héritier d’Ahmed El Mansour, d’un émir ou d’un sultan, El Ayachi demanda aux tribus qui leur sont fidèles de consigner par écrit cette allégeance. Ce fut fait vers 1622. Les tribus -arabes et amazighs- allant de Tamsna, sur les côtes de l’Atlantique, à Taza aux contreforts de la chaîne du Rif, leur furent soumises.

El Ayachi entreprit donc de nouer des relations avec les rois d’Europe pour asseoir son règne, mais surtout pour s’approvisionner en armes, dont il manquait cruellement. Il approcha Charles I, roi d’Angleterre, à travers son envoyé John Harrison, qu’il chargea de demander au monarque de lui fournir les armes nécessaires pour faire face aux Espagnols et aux Portugais. Enthousiasmé, Charles I, qui avait plus d’une raison de souhaiter, sinon la forfaiture de ses ennemis ibériques, du moins leur créer des écueils, fournit à El Ayachi les armes dont il avait besoin, dont six pièces d’artillerie, qui lui permirent d’infliger une perte humiliante aux Espagnols d’El Maamora.

 

Une victoire triomphale

 

Lors de cette opération qui était à deux doigts du fiasco, El Ayachi saisit un navire de guerre, venu à priori prêter main forte au bataillon espagnol, mais qui s’enlisa dans l’embouchure du Bouregreg. Triomphal, le maître incontesté du nord-ouest réussit à faire 800 prisonniers espagnols, à libérer 300 prisonniers musulmans, et à mettre la main sur les armes et les canons que comptait le navire sinistré.

Cette victoire enhardit davantage El Ayachi, consolida la certitude de ses lieutenants et soldats, et hissa son mouvement en puissance incontestable au Maroc tant devant ses ennemis ibériques, que face aux émirs saadiens, avec lesquels le marabout tâchait pourtant de maintenir des relations cordiales.

El Ayachi enchaînait les opérations contre les Espagnols et les Portugais, notamment celle de Tanger en 1629 au Jbel Lahbib, et de Larache menée le 17 avril 1631, durant laquelle il tendit un guet-apens aux habitants portugais de la forteresse sortis s’approvisionner, en tua pas moins de 500 selon une lettre qu’il envoya à Zaydane. Baptisée l’opération d’El Halq, cette embuscade fut saluée par les grands savants et les notables du Maroc. El Ayachi fut félicité et encensé par les magistrats, les religieux, les oulémas et les dignitaires de Fès.

Le chef de la Zaouia de Dila, Mohammed Al Haj Dilai, qui sera à un certain moment proclamé sultan à Fès, adressa une missive à El Ayachi exhortant, à travers lui, les chefs coutumiers du Gharb à prêter allégeance à celui-ci et à s’engager derrière lui dans le jihad. Mais El Ayachi lui répondit que le problème n’est point dans l’engagement, mais dans la désunion des musulmans.

C’est sur ce credo que s’entamera l’ultime phase du mouvement El Ayachi: (ré)unifier les musulmans. En 1631, Abdellah ibn Zaydane, héritier de son père, décéda, et fut succédé par son frère Al Oualid. Étant un vieil ami de celui-ci -il l’avait logé en 1627 après sa défaite face à Abdellah- El Ayachi lui adressa une lettre l’appelant au jihad. Mais le nouveau monarque, soucieux plutôt de consolider son règne, fit peu de cas de l’appel. Convaincu d’avoir inutilement dépensé sa salive, El Ayachi décida de monter en ligne tout seul. Il lança ainsi sa campagne en 1631 depuis Fès, dont les habitants avaient rompu l’allégeance des rois saadiens, Ayant été intronisé, El Ayachi accepta en 1632 l’allégeance de meknessis, et se dirigea à Tétouan, qu’il assujettit après avoir décimé les combattants des Al Naqssis, famille régnante sur la ville méditerranéenne. 

À la fin de l’an 1632, le Maroc -au nord du Grand Atlas- fut divisé en trois zones d’influence. La zaouia (confrérie) de Dila au centre, les Saadiens à Marrakech et théoriquement jusqu’au sud d’Oum Errabie, et le mouvement Ayachi au nord-ouest et à Tamesna. Le marabout focalisa ses efforts sur la consolidation du front intérieur, afin de pouvoir unifier le pays à fleur de désintégration. Il s’employa à renforcer ses liens avec la France, les Pays-Bas et l’Angleterre pour s’approvisionner en armes qui faisaient grandement défaut aussi bien chez lui que chez ses adversaires. Ses besoins se croisèrent avec ceux des pays européens, désireux de venir à bout des corsaires de Salé, contrée qui échappait obstinément au contrôle d’El Ayachi, et de faire prospérer le commerce.

Dans ce contexte, il signe en 1637 une convention avec les Anglais, mais l’accord vole aussitôt en éclats, après que le roi Charles I eut choisi de s’allier à Al Oualid, qui menait une campagne contre El Ayachi, le dépeignant comme un vulgaire arriviste avide de pouvoir. Cherchant à redorer son blason en reprenant la voie du jihad, le prince du nord-ouest lança une attaque contre les Portugais de Mazagan, dont il tua tous les habitants ainsi que son gouverneur, Francisco de Mascarenhas. Mais l’opération n’eut qu’un effet éphémère.

 

Frictions entre El Ayachi et
les Morisques de Rabat

 

El Ayachi tenta de consolider son alliance avec les dirigeants de la zaouia de Dila, mais son marabout, Mohamed El Haj, désapprouvait la vision d’El Ayachi de se débarrasser des Saadiens, préférant les utiliser comme point fédérateur capable de réunir les Marocains autour d’un sultan de descendance noble, se réclamant de la lignée du prophète.

En fait, le chef dila’ite, voulant lui faire courber l’échine, commença à chercher une excuse pour entrer en guerre contre lui. L’opportunité se présenta suite à des frictions entre El Ayachi et les morisques de Rabat. C’est ainsi que Mohamed El Haj s’empara de Meknès en 1640, et fit le cap sur Fès. Après un affrontement non décisif à l’entrée de la cité impériale, les armées des deux ennemis croiseront le fer, plus tard dans la même année. La bataille fut cette fois concluante. Les forces d’El Ayachi, affaiblies par tant d’accrochages qui coûtèrent la vie à la fine fleur de ses lieutenants, se désintégrèrent devant une armée dila’ite en plein essor. Cette bataille, survenue suite à un chapelet de déconvenues, sonna le glas du mouvement Ayachi. Le marabout s’emmura auprès des Khlout, tribu à la lisière de Larache. Mais l’implacable chef de Dila, craignant un regain de force, quoique invraisemblable, d’un Ayachi sexagénaire, décida de le neutraliser pour en avoir la conscience «tranquille».

 

Mouvement El Ayachi... La fin !

 

El Ayachi aurait été mis à mort aux mains de quelque personnage fourbe issu de ses hôtes, peut être un certain Ali ben Ahmed, un insignifiant chef de guerre qu’El Ayachi jugea inutile d’assujettir. 

Celui-là vint à la tête d’une compagnie de 70 cavaliers prétendument pour lui prêter allégeance. Il s’introduisit dans la tente de son maître et, profitant de sa crédulité, lui assena un coup fatal, le décapita, et porta sa tête en guise de preuve de son forfait pour en toucher le prix. 

L’assassinat d’El Ayachi intervint le 21 avril 1641. 

Son règne aura duré près de 28 ans, et se sera étendu de l’estuaire d’Oum Errabie, près d’Azemmour au sud, jusqu’au contreforts du massif du Rif au nord, et de l’Atlantique au frontière avec les dila’ites, à l’est de Taza. 

Paradoxalement, sa mort, survenue pendant le règne de Mohammed ech-Cheikh es-Seghir, petit-fils d’Ahmed El Mansour, inaugura à son insu la chute à la fois de la zaouia de Dila et de la dynastie saadienne, laquelle disparut à l’époque d’Ahmed El Abbas, fils de Mohammed ech-Cheikh, laissant place à la dynastie alaouite qui présidera, depuis les années soixante du XVIIe siècle, aux destinées du Royaume chérifien.