De l'écriture lybique à l'aménagement graphique

Par Al Mustapha Sguenfle
La lettre Z du Tifinagh ©DR
La lettre Z du Tifinagh ©DR

Le Maroc est un pays où existe une solide tradition de transcription de l’amazigh en lettres arabes, notamment dans la région du Souss. Toutefois, cette tradition n’a pas effacé toute trace de l’alphabet originel de l’amazigh, le tifinagh, dont les lettres ornent rochers et épitaphes le long des aires géographiques du Royaume et dans l’ensemble de l’Afrique du Nord.

Nombre de ces traces remontent à des époques lointaines et renvoient à ce que les spécialistes appellent l’écriture libyque, en référence au nom que les Grecs anciens utilisaient pour désigner les Amazighs.

Selon El Mahfoud Asmahri, chercheur à l’IRCAM, cette graphie était utilisée en Afrique du Nord plusieurs siècles avant l’arrivée de l’Islam, avant de disparaître graduellement dans les zones jouxtant la Méditerranée.

 

Trois Tifinaghs tombés en désuétude en Afrique du Nord

 

Le tifinagh a toutefois été conservé chez les nomades vivant dans les zones désertiques, restés à l’écart des influences des écrits méditerranéens antiques, a ajouté ce chercheur dans l’histoire antique de l’Afrique du
Nord. 

Et M. Asmahri d’expliquer que les spécialistes distinguent trois branches régionales de l’écriture libyque ou libyco-berbère, l’une située à l’est de l’Afrique du Nord (l’aire s’étendant entre la Libye et l’est de l’Algérie actuelles), l’autre à l’ouest du Maroc antique et l’ouest de l’Algérie actuelle, tandis que la troisième variante était usitée dans l’espace saharien, où les Touaregs ont assigné une fonction symbolique au tifinagh.

Tombé en désuétude des siècles durant, le tifinagh a opéré son retour au Maroc à partir de la deuxième moitié du siècle dernier par le biais des associations de promotion des droits culturels et linguistiques amazighs.

Depuis le discours prononcé par SM le Roi en 2001 à Ajdir, l’importance de la graphie tifinagh n’a cessé de s’accroître. Suite à la constitutionnalisation de la langue amazighe au Maroc en 2011, le processus d’adoption du tifinagh connaîtra un coup d’accélérateur.

 

L’aménagement graphique, un chantier délicat

 

Il a ainsi figuré au cœur de l’un des chantiers les plus importants sur lesquels se sont attelés les chercheurs de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM), à savoir la codification et l’aménagement de la graphie tifinagh pour transcrire et diffuser la langue amazighe standard au Maroc.

«Le tifinagh est le principal moyen technique servant à porter la langue amazighe, la transcrire et l’intégrer dans tous les domaines, en particulier ceux qui jouissent d’une haute priorité, tels que l’enseignement, les médias et la traduction», a déclaré Abdeslam Boumisser, chercheur au centre d’aménagement linguistique de
l’IRCAM.

D’après lui, le processus d’aménagement graphique du tifinagh s’appuie sur des choix méthodologiques précis et graduels qui, à leur tour, reposent sur des principes de base comme l’historicité, l’économie et l’harmonisation.

Il s’agissait aussi de respecter le principe de non-ambiguïté, qui signifie que chaque son équivaut à une lettre, outre celui de la simplicité qui consiste à libérer le système graphique proposé de toute complication technique pouvant limiter sa diffusion. 

Cette entreprise a nécessité une étude minutieuse des cas de transcriptions en tifinagh dans des contextes antérieurs et une familiarisation avec les aspects des différentes graphies adoptées, a noté le
chercheur.

Une graphie facile à lire et à écrire

 

Et M. Boumisser d’ajouter que deux études de terrain ont été menées par l’IRCAM en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale en 2010 et 2012, lesquelles études ont témoigné du succès de l’aménagement graphique du tifinagh.

La première étude était d’ordre diagnostique et portait sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture à l’aide de la graphie tifinagh, tandis que la seconde portait sur l’évaluation des résultats scolaires des élèves du cycle primaire de la langue amazighe à travers la lecture et l’expression écrite.

Il ressort de ces deux études que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture par l’intermédiaire de l’alphabet tifinagh ne représente pas de difficultés pour les apprenants, a noté Abdeslam

Boumisser. Par ailleurs, le tifinagh a réussi à investir l’espace public national en figurant sur les devantures de certaines institutions publiques et privées, s’est félicité M. Boumisser, ajoutant que cette graphie figure également sur certains sites électroniques, et a servi pour la publication de diverses études et traductions.

Au niveau continental, la graphie tifinagh, telle qu’aménagée par l’IRCAM, a pu servir à la transcription de la langue amazighe dans certains pays du Grand Maghreb, comme l’Algérie, la Libye et la Tunisie. Des sessions de formation ont été organisées à cet effet pour permettre à différents utilisateurs d’en maîtriser l’usage.

 

Le Tifinagh en quête de ses lettres de noblesse

 

Depuis la constitutionnalisation de la langue amazighe en tant que langue officielle au Maroc en 2011, l’usage et la diffusion de la graphie tifinagh n’ont cessé de prendre de l’ampleur. à cet égard, l’adoption de cette graphie multiséculaire et sa diffusion s’érigent en une stratégie de construction d’une identité nationale plurielle.

Dans une déclaration à la MAP, le chercheur à l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM), Aboulkacem El Khatir, a relevé que l’officialisation de la langue amazighe a consacré de longues années de réappropriations symboliques de l’alphabet tifinagh. A cet égard, il a cité les travaux effectués par l’Association marocaine de recherche et d’échange culturel (AMREC) dans les années 1970, notamment via son bulletin interne «Arraten» qui publiait d’ores et déjà des textes en caractère tifinagh.

Avec son adoption officielle, confirmée dans la loi organique 26-16 relative à la mise en œuvre du caractère officiel de l’amazigh qui a été publiée au Bulletin officiel en septembre dernier, le tifinagh est devenu de plus en plus visible dans l’espace public, notamment sur les enseignes et les devantures des établissements publics et privés. «Le seul problème qui se pose actuellement est qu’il existe une certaine anarchie dans l’usage du tifinagh dans l’espace public, où nous retrouvons beaucoup d’erreurs dans les transcriptions», a regretté M. El Khatir. Il a, toutefois, estimé que cette situation peut être redressée s’il y a des mesures institutionnelles pour la coordination et l’homogénéisation de l’écriture en tifinagh.

«Des mesures officielles doivent accompagner tout le processus de l’implantation du tifinagh. Ce sont les processus enclenchés par l’État qui peuvent amener une certaine naturalisation de l’usage du tifinagh dans l’espace public», a-t-il jugé.

Il y a eu des résistances vis-à-vis de l’usage du tifinagh dans l’espace public, et le choix de recourir à cette graphie pour transcrire la langue amazighe a alimenté plusieurs polémiques, a noté M. El Khatir.

 

Administration et enseignement: une implantation à deux vitesses

 

Ces polémiques ont, paradoxalement, conduit à attribuer un sens positif à l’usage du tifinagh, a-t-il tempéré, car aujourd’hui, cette graphie multiséculaire est devenue synonyme de l’amazigh au Maroc et procure une identité visuelle à cette culture nationale.

Allant dans le même sens, El Mahfoud Asmahri, également chercheur à l’IRCAM, a indiqué à la MAP que la généralisation de l’utilisation du tifinagh dans tous les aspects de la vie publique reflète le niveau de traitement de l’amazigh comme deuxième langue officielle de l’État.

Il a mis l’accent sur la nécessité de distinguer entre la généralisation de cette graphie au niveau de l’enseignement et la production scientifique, qui a besoin d’une accumulation qui ne peut se conclure que sur les moyen et long termes, et entre la généralisation du tifinagh au niveau des établissements de l’État, qui «n’a besoin que de la volonté politique pour mettre en œuvre le caractère officiel de le la langue amazighe dans le court terme». Pour M. Asmahri, l’utilisation du tifinagh pour transcrire l’amazigh au Maroc est un rappel de la dimension historique et identitaire de la culture amazighe.

«Le choix de revenir à la graphie par laquelle l’amazigh a été transcrit pour la première fois de son histoire constitue une réappropriation de ce legs historique», a-t-il affirmé.

 

2969, année d’affirmation de l’Amazigh dans la vie publique

 

La question amazighe s’est fortement imposée dans divers aspects de la vie publique au Royaume lors de l’année amazighe 2969, affirmant ainsi une nouvelle vision linguistique et culturelle marocaine fondée sur la reconnaissance et la promotion de la culture amazighe.

L’événement le plus marquant de cette année a été la publication de la loi organique 26-16 relative à la mise en œuvre du caractère officiel de l’amazigh, suite à la conclusion du processus de votes et d’approbations dans les deux chambres du Parlement et la publication de ladite loi au Bulletin officiel fin septembre dernier.Ce texte vise à mettre en œuvre le caractère officiel de l’amazigh dans les différents domaines prioritaires de la vie publique, en fournissant les principes généraux encadrant cette mise en œuvre et l’intégration de l’amazigh dans le domaine de l’éducation, de la législation, des médias, de la créativité culturelle et d’autres encore. Un certain nombre d’observateurs de la question amazighe perçoivent dans ce texte législatif un «acquis sans précédent» dans l’histoire de la diversité culturelle nationale.