
«C’est moi qui ai enfanté le Raï, j’en suis la doyenne. Cette musique est implantée dans mon corps, dans ma tête», disait à qui veut l’entendre Cheikha Remitti, la diva de la musique Raï algérienne, celle qui savait si bien chauffer le «guellal» et enflammer de sa voix douce et rocailleuse des générations entières toutes confondues, et celle notamment qui «a brisé les carcans de l’hypocrisie», par des thèmes d’une réalité crue. Elle a chanté haut et fort la liberté mais aussi les plaisirs de la chair.
Malgré son âge, elle avait toujours bon pied bon œil. Personnage haut en couleurs,cette pionnière que personne n’attendait, cette diva atypique comme surgie du néant, portant sa robe oranaise, ses paumes de main couvertes de henné, ses boucles d’oreilles ostensiblement portées, et un mélange audacieux de colliers, de bracelets, de paillettes, de couronnes et de barrettes lui donnent un aspect visuel pittoresque. En tout cas, cela renforce la singularité de cette personnalité qui aura marqué son passage ou n’aura en tout cas laissé son monde indifférent.
Elle se met des lunettes noires et quand elle les ôte, ses yeux bordés de khôl rient et pétillent de malice.
«Éternelle rebelle, Cheikha Remitti était une légende vivante et vibrante, un monument à la dimension inclassable. Et si son visage était marqué par «les amertumes de la vie conjuguées à une vie tumultueuse d’alcool et d’amours» lit-on çà et là. Son énergie demeurait intacte, «elle était une sorte d’Elvis Presley du raï,»soutiennent ses admirateurs. Mais «un Elvis qui ne vieillit pas et reste à jamais politiquement incorrect.»Et de préciser: «Remitti - jusqu’à sa mort,- demeurera la figure la plus emblématique du patrimoine musical algérien».
D’aucuns se rappelleront «le passage fiévreux de cette dame aux allures d’une grand-mère au festival des Oudayas à Rabat dans les années 2000 où, débridée et flamboyante dans son habit traditionnel chatoyant, elle a donné libre cours à ses airs nostalgiques, envoûtés par le murmure de la flûte et le roulement pierreux du bendir et du guellal», confie à Maghreb1 un fervent admirateur issu de la région de l’Oriental.
«Plus qu’une diva, Cheikha «Remitti» est un symbole, le porte-parole de larges pans de la société maghrébine», persiste et signe notre interlocuteur, tentant de mettre en avant le talent et la sensibilité musicale de la diva. «Durant plus de six décennies, La Remitti s’est jouée, avec sa seule et simple voix rauque, des frontières, des genres, des thèmes osés, passant allègrement d’une tonalité à une autre, avec une aisance déconcertante» rappelant que bien «qu’ignorée au départ par les musicologues et une certaine intelligentsia qui, curieusement, se délectaient -pourtant- à écouter ses tubes en catimini, Cheika Remitti, sans animosité, patiemment et contre toute attente, a magistralement pris sa revanche.»
«De sa voix hachurée de récurrents «Aha, Aha, Aha…», sa marque de fabrique, notre diva a rudoyé, malmené et torturé cette caste d’amateurs d’art noble, qui voyaient en elle l’incarnation de l’art naïf, à la limite du bédouin.»
«La souffrance est le meilleur Maître»
De son vrai nom Saïda Bédief, mais gare à quiconque osait prononcer ce nom devant elle! Remitti coupait court à des interviews pour moins que ça. Cheikha Remitti naît le 8 mai 1923 à Tassala, dans la région de Sidi Bel Abbès.
Orpheline et analphabète, dès son jeune âge, elle est rejetée par les siens, car, à l’époque, la pauvreté et la famine sévissent à l’ère coloniale et une bouche à nourrir est de trop. Saïda a, très jeune, baigné dans le chant rural, alors qu’elle était élevée par des «patrons» qu’elle a quittés à l’adolescence pour suivre une troupe de musiciens nomades:
«J’ étais obligée de chanter pour gagner ma vie. Il a vraiment fallu beaucoup de courage pour le faire», confie-t-elle dans ses entretiens.
Dans sa chanson «Matahagrouhach», elle décrit avec emphase la misère et les grandes souffrances qu’elle a enduré depuis son enfance mais sans pour autant se courber l’échine: «J’ai pleuré sous le figuier sans torts et ses feuilles se sont éparpillées sur mon sort. J’ai grandi orpheline et j’ai grandi très digne: ‘L’on y soupçonnerait comme un résumé en guise de clin d’œil à ce qui fut son passé, son chemin, son histoire!»
«Remitti» ne renie pas son passé, même si elle en parle avec une certaine rage dans ses entretiens pour autant, elle ne manque pas de prodiguer des conseils et de partager ses enseignements à son public: «La souffrance est le meilleur Maître (…) et la misère est une école où l’on n’a pas envie d’y redoubler!» Observe-t-elle, sans fioritures. Tout y est dit..
«Remitti, une femme simple qui a traversé l’école difficile de la vie, et elle-même, à son corps défendant, est devenue une école» nous confie un ressortissant algérien vivant au Maroc.
Et de poursuivre, sa rencontre avec le célèbre musicien cheik Mohamed Ould Ennems marquera un tournant dans la vie de Cheikha Remitti. Ce dernier l’introduira dans le milieu artistique algérois et la fera enregistrer à Radio Alger. C’est à cette époque qu’elle gagnera son nom de scène «Remitti», indique son compatriote.
Analphabète, elle n’a pu compter que sur sa mémoire pour archiver la centaine de chansons dont elle est l’auteur, souligne Marie Virolle, anthropologue et auteure du livre «Rituels algériens». Elle, qui n’a jamais su lire ni écrire, lègue aujourd’hui un répertoire de plus de deux cents chansons, parmi lesquelles des dizaines de tubes qui font d’ores et déjà partie du patrimoine musical et artistique algérien.
Les paroles audacieuses et le tempo rapide des chansons de Remitti, où toute honte est mise de côté, brise les stéréotypes et jette une lumière sans faille sur la liberté d’une femme arabe, habituellement décrite comme soumise ou taciturne.
Dans «Hak swalhek hak» (Prends mon nombril) elle va jusqu’à raconter ses ébats amoureux. Des thèmes parfois à peine murmurés, mais qui détonnent dans une société qui prône un conservatisme puritain.
Les familles «respectables» refusaient d’entendre ces chansons «obscènes». Mais les femmes les écoutaient en secret lors des fêtes. Aujourd’hui encore en Algérie, le répertoire le plus connu de la diva n’est pas diffusé à la radio, indique l’anthropologue.
«Prends mon nombril;
Prends ton dû;
Prends mon nombril;
Prends! Mon amour;
Sur mon nombril, tu t’abreuveras de whisky;
Prends ! Embrasse ! Prends ton dû;
[ ] Prends, enivre-toi !»
Il est évident que l’érotisme est omniprésent dans la chanson Remitti, mais il est des plus torride dans un refrain resté célèbre, enregistré en 1954, «Charag gataâ» (Déchire lacère);
«Déchire lacère/ Remitti recoudra;
Faisons nos trucs sous les couvertures;
Position sur position;
Je ferai à mon amour tout ce qu’il voudra;
Je craque pour le marchand de fruits en gros;
Celui qui porte le turban à la tourterelle».
Son champ thématique ne s’arrête pas là, l’alcool se trouve aussi associé à ses plaisirs et son éloge de la boisson peut aller loin dans la provocation chez Remitti:
«J’ai bu des bouteilles qui rendraient fous les plus pieux»
Remitti porte en elle une vitalité débordante et une révolte profonde, elle n’hésite même pas à affronter l’ange de la mort pour intercéder en faveur des femmes qui ont aimé le plaisir.
«Ô ange Azrain ne torture pas la beauté, elle est jeune, elle ne sait rien».
Mais en retour, elle demande à son public, dans une des chansons, de prier pour elle.
«Si Remitti meurt, demandez-lui miséricorde» .
Cheikha Remitti aurait enregistré 400 cassettes et 25 albums tout au long de sa vie. Son surnom «Remitti», vient d’une anecdote, des sources concordantes racontent qu’un jour de pluie où Cheikha Remitti entrait dans un bistrot, les clients l’ont reconnue et acclamée avec ferveur.
Pour les en remercier, elle décide leur offrir une tournée mais, ne parlant que quelques mots de français, elle ordonne à la serveuse: «Remettez, madame, remettez»Le public la baptise aussitôt, Cheikha «Remitti». «Remettez une tournée (prononcée à sa manière, va valoir à la mère du Raï l’un des plus prestigieux noms d’artistes jamais connu par la chanson et la scène artistique algériennes!»
L’exil volontaire en France
La radio coloniale en Algérie diffuse abondamment les chants de la Cheikha Remitti mais à l’indépendance, «ses chansons jugées indécentes, sont bannies du champ médiatique algérien et son engagement pour la révolution négligé, voire dénigré.»
Qu’importe! Elle décide de refaire sa vie en France et quitte donc Oran pour Paris au début des années 1970!
C’est en France que sa musique transcendera les barrières culturelles et rayonnera au niveau - insolite, inégalable - qui sera le sien. Et ce, en dépit de cette nouvelle vague du raï - elle également recluse en France et qui cartonnait à l’époque ( fin des années 90) «s’approprie sans gêne aucune les improvisations de la grande maîtresse du raï», souligne l’anthropologue Marie Virolle rapportant la réponse de Remitti «Ces chanteurs qui balancent des chants comme des kleenex nous font du tort. Ils ressassent ce qu’on chantait avant eux. Mais le tamis va séparer le bon grain de l’ivraie!», lance Remitti comme pour conjurer le déplorable et inique sort, et quand elle pique ses colères légendaires.
Et Cheikha Remitti était être colérique certes, mais pas rancunière! Elle a fait une dernière fois la fête aux côtés du chanteur Khaled et d’autres stars du raï oranais. C’était comme un dernier coup. Et cadeau du sort! Car le 13 Mai 2006, se réconciliant avec tous ses coreligionnaires artistes, comme elle pour la plupart et pour une raison ou une autre, forcés à l’exil, en les regroupant autour d’elle sur la grande scène du Zénith de Paris devant des milliers de spectateurs. Scène qui permit à Cheikha Remitti, à cette Diva algérienne à nulle autre pareille, une espèce de transmission de flambeau du legs dont elle fut sa vie durant son artisan, une interprète et une personnalité des plus marquantes et singulières et ceci en un premier et dernier rassemblement sur scène «avant de s’en aller deux jours plus tard, emportée par une crise cardiaque» dans son appartement parisien à l’âge de 83 ans.
En 1994, ce fut l’année de tous les succès. L’album «Sidi Mansour» invite et réunit une pléiade de rock stars - parmi lesquels: Flea, le bassiste de Red Hot Chili Peppers, Robert Fripp et East Bay Ray de Dead Kennedys. Mieux vaut tard que jamais, Cheikha Remitti est ainsi propulsée sur la scène internationale!
Ses nombreux albums: «Ghir al Baroud» (1996), et «N’ta Goudami» (2005)’ en passant par «L’étoile du Raï» (2001) sont très bien accueillis par le public occidental.
Reconnue par ses pairs après avoir été honnie des années durant, la chanteuse, qui a vécu à Paris à la fin de sa vie, a aujourd’hui une place qui porte son nom, dans le quartier de la Goutte-d’Or dans 18e arrondissement de Paris: Place Cheikha-Remitti.
Cheikha Remitti a ouvert la voie à la popularisation du raï dans les années 1950-1960, et «a jeté un pont entre l’Algérie avant-gardiste et l’Algérie ancestrale»..(...). Elle a laissé une belle postérité. Tous ces enfants qui sont sortis de «la racine» comme elle disait, tous les chanteurs de la lignée des «Cheb» notamment, n’auraient pas existé si elle n’avait pas ouvert la voie!
«Notre mémoire est partie. Elle nous a donné envie de chanter, nous, les Chebs», aurait déclaré Mami.