Bouamama, homme de foi et de guerre

Par Meriem Rkiouak
Bouamama DR
Bouamama DR

Un Moudjahid de la première heure, un puissant chef de tribu et un influent cheikh de zaouia: Cheikh Bouamama fut tout cela à la fois, et avec brio. L’œuvre de cette figure nationaliste de l’Algérie au XIXème siècle a contribué à façonner l’histoire de ce pays et son héritage demeure vivace des deux côtés des frontières. 

L’admiration pour ce personnage historique atypique est telle que beaucoup d’Algériens le comparent à des icônes du Djihad contre le colonialisme français comme El Mokrani, Bel Haddad ou encore l’émir Abdelkader. A une différence près: Cheikh Bouamama est né et décédé au Maroc, mais a passé le plus clair de sa vie en Algérie à donner du fil à retordre aux troupes françaises.

De son vrai nom Mohammed ben Larbi ben Cheikh ben Horma ben Mohammed ben Brahim ben Attaj ben Sidi Cheikh Abdelkader, Cheikh Bouamama doit ce sobriquet à un couvre-chef en vogue à l’époque (amama, turban en arabe) qu’il ne quittait jamais.

Descendant d’une lignée de maîtres soufis, dont Cheikh Abdelkader Ben Mohammed (Sid Cheikh), fondateur de la Tariqa Cheikhiya, Cheikh Bouamama est né en 1838 à El-Hammam El-Fougani, un village du sud algérien près de Figuig. Son père était marchand de bournous (grands manteaux de laine à capuchon) et de bijoux.

A l’image de ses congénères, le jeune Mohammed a reçu une instruction religieuse stricte.. Outre le Coran qu’il a mémorisé à bas âge, il a acquis un important bagage en différentes branches de la science religieuse (Hadith, Fiqh, théologie…), outre des notions en français, espagnol et italien qu’il a apprises sur le tas. Mais c’est dans la voie du soufisme qu’il a choisi de s’engager, influencé en cela par le legs de ses ancêtres dont plusieurs étaient des maîtres soufis.  

Ce n’est que vers l’âge de 40 ans que le nom de Bouamama devint célèbre, quand il a décidé de quitter son village natal pour s’installer à Moghrar Tahtani, en 1875. Il y a construit une zaouia pour l’enseignement du Coran qui fut sa porte d’entrée aux cœurs des tribus de la région qui n’ont pas tardé à lui prêter allégeance. 

Désormais connu sous le nom de Cheikh Bouamama, l’homme se forge une réputation de derviche parmi les indigènes. Une sorte de légende se construit autour de ce personnage mystique. Ses adeptes lui attribuent des «karamat» (pouvoirs extraordinaires) et sa zaouia attire des foules de fidèles: des étudiants en quête de savoir religieux mais aussi des personnes voulant bénéficier de la «baraka» du Cheikh pour guérir des maladies, défaire des sortilèges, exaucer des vœux...

Qui se doutait un instant que ce dévot érudit allait devenir un redoutable chef militaire et mener la résistance, une vingtaine d’années durant, contre un empire colonial de la taille de la France?

La vérité, c’est que notre Cheikh, en homme de foi et nationaliste de père en fils, ne pouvait rester insensible à l’occupation de son pays par les chrétiens conquérants. Pour Cheikh Bouamama comme pour tous les Ouléma et les Algériens, chasser les mécréants de la terre de l’Islam était un devoir sacré. Tout le pays bouillonnait et n’attendait plus qu’un leader se manifeste et appelle au Jihad pour porter les armes.

Fort des nombreux adeptes de sa Tariqa, l’homme de religion se convertit sans coup férir en homme de guerre qui allait faire voir de toutes les couleurs à la puissante armée française. 

Cheikh Bouamama décrète sans plus tarder la lutte sainte contre les infidèles envahisseurs. Tout l’ouest algérien répond présent.

Le 27 avril 1881, le Cheikh passé au Jihad croise le fer pour la première fois avec les troupes françaises au lieu-dit Sfissifa au sud de Aïn Sefra.

Un coup de maître pour le chef guerrier et son armée improvisée de deux mille trois cents soldats, cavaliers et fantassins qui, avec des armes et des munitions rudimentaires, infligent un cuisant échec à des soldats français armés jusqu’aux dents avec les technologies les plus développées de l’époque.

Ce fut un précédent lourd de sens pour les deux camps. Il a brisé la légende de l’armée française invincible et donné de l’assurance aux Moudjahidine.

Pour ce baptême de feu, les hommes de Cheikh Bouamama ont réalisé une prouesse en abattant un officier français, le lieutenant Wayne Bruner, et en prenant en otage 300 soldats, sans compter de précieux butins de guerre dont des cargaisons de blé et d’orge. La presse française a alors évoqué «un grave précédent». 

Confortés par cette première victoire, le Cheikh et ses combattants reviennent à la charge quelques mois après. Les deux armées se rencontrent une deuxième fois le 19 mai 1881 à El Mouilek. Les combats font soixante morts et vingt-deux blessés du côté de l’armée française, selon des rapports m, le ilitaires français

Enragées par ces deux grands camouflets, les troupes coloniales, sous le commandement du général Coligneau et du général Louis, commettent l’irréparable, le 15 août 1881: ils bombardent le mausolée de Sidi Cheikh et profanent sa tombe avant de se livrer à un massacre parmi les ruraux peuplant les plaines et collines de la région. 

Au terme de cette offensive sanglante, le général Louis fait détruire les deux ksours que possède le Cheikh, à savoir le ksar supérieur et celui inférieur de Meghrar ainsi que la zaouia de Cheikh Bouamama.

Face à la dangereuse percée de l’armée d’occupation qui organise une chasse à l’homme pour capturer le chef des Moudjahidine, celui-ci n’a d’autre choix que de battre en retraite pour rassembler ses forces. Comme refuge, il ne trouve pas mieux que la terre qui l’a vu naître, le Maroc. Décidé à avoir la tête du zaim en cavale, l’ennemi le pourchasse le 16 avril 1882 sur le territoire marocain. De nouveaux combats éclatent à Chott Tighri (90 km au nord de Figuig) et font de lourds dégâts humains des deux côtés. 

Son séjour au Maroc ne durera pas longtemps. En 1883, il quitte son exil -certains récits font état de pressions exercées par les autorités françaises sur le sultan- pour rallier son village natal, El-Hammam El-Fougani, près de Figuig, où il va se ressourcer avant de poursuivre son activité.

Entre 1883 et 1884, le Cheikh dont la zaouia a été démolie par l’ennemi occupant fonde une autre et commence déjà à préparer une nouvelle offensive anti-française. Pour cela, il fait rallier à sa cause les influents chefs des tribus du Sahara et celles installées aux frontières algéro-marocaines. 

S’apercevant de son pouvoir qui ne cesse de grandir - le Cheikh est proclamé chef des tribus des Ouled Sidi Cheikh qui contrôlent toutes les régions sahariennes- et voyant venir la menace d’un nouveau soulèvement, les chefs de guerre français changent de stratégie. Au lieu d’entrer en confrontation avec le zaim puissant, il le courtisent et lui proposent la paix en mettant à profit les rapports d’amitié entre Cheikh Bouamama et le cercle du sultan du Maroc.

Après des négociations infructeuses via la Délégation française de Tanger, les deux parties parviennent à un accord en vertu duquel le Cheikh cesse toute action hostile contre les intérêts de la France qui lui accorde, en retour, l’Aman (la sécurité) total et inconditionnel. L’accord de paix a été officialisé par le gouverneur général Édouard Laferrière, le 16 octobre 1899.

Pour son repos du combattant, le Cheikh soixantenaire est revenu s’installer au Maroc où il a retrouvé sa vocation première: enseigner le Coran et les sciences religieuses aux étudiants et aux paysans, toujours aussi nombreux à vouloir profiter de l’immense savoir et de la bénédiction du «Moudjahid retraité». 

Cheikh Bouamama a rendu l’âme en octobre 1908 à El Aïoun Sidi Mellouk, dans la région d’Oujda, après une vie sans répit partagée entre le sanctuaire et le champ de guerre. Sur sa scépulture a été érigé un mausolée qui attire jusqu’à nos jours des masses de fidèles du Maroc et de l’Algérie. 

Bien qu’elle n’ait pas atteint son ultime but, la révolte d’une vingtaine d’années de Cheikh Bouamama aura marqué l’histoire comme la première longue insurrection contre les Français depuis leur invasion du pays en 1930. 

En pulvérisant le mythe du soldat français imbattable, la mouvance de ce leader spirituel et militaire a balisé la voie aux soulèvements qui s’en sont suivis, dont le point d’orgue a été la guerre de la libération ayant débouché sur l’indépendance de l’Algérie en 1962. 

La résistance de Cheikh Bouamama est aussi un chapitre oublié de l’histoire du Maroc et de l’Algérie, plein d’enseignements sur l’interconnexion entre les deux pays au moment où Marocains et Algériens s’entraidaient et ouvraient leurs bras et leurs frontières les uns aux autres. Une communauté d’histoire qui se heurte aujourd’hui à des frontières séparant deux peuples frères qui, il n’y a pas si longtemps, ne formaient qu’un.